Source : Le Figaro

Tribune de Marc Trévidic, Jean-Charles Brisard, Thibault de Montbrial

Les auteurs* préconisent la mise en place d’outils judiciaires adaptés aux cas isolés de Français partis combattre en Syrie.

Le conflit syrien a bouleversé le paradigme du djihad et questionne désormais notre stratégie et nos moyens de lutte contre la radicalisation et la violence terroriste. Après trois années de guerre, le djihad s’est démocratisé, presque banalisé, au point que les Français constituent le premier contingent des quelque 2 000 djihadistes européens combattant dans ce pays.

Par son ampleur sans précédent, ce phénomène est un défi à nos institutions. Sur le plan idéologique, l’appel au djihad s’est affranchi des mosquées salafistes et des imams radicaux pour proliférer sur Internet, où le Googlistan fait plus d’adeptes que n’importe quel prêcheur de haine. Sur le plan opérationnel, nous étions hier confrontés à des « réseaux de recrutement », des « filières d’acheminement » ou des groupes terroristes hyperstructurés ; nous sommes désormais face à des départs isolés, des trajectoires individuelles et des processus de radicalisation extrêmement rapides, autant de phénomènes difficiles à identifier et plus encore à prévenir. Éclatée, insaisissable et imprévisible, la menace n’en est que plus dangereuse.

Ce conflit aura des répercussions dans nos pays à court, moyen ou long terme, et ceux qui en reviennent constituent un double sujet de préoccupation. D’abord ils ont une capacité d’endoctrinement très forte grâce à l’ascendant que leur confère le statut de combattant. Ensuite, leur formation au maniement des armes en fait des bombes à retardement potentielles capables d’organiser et de mener des actions terroristes. Pour preuve, ce sont d’anciens djihadistes qui ont été à l’origine de tous les projets d’attentats majeurs ayant visé le territoire national depuis quinze ans (marché de Noël à Strasbourg en 2000, ambassade des États-Unis en 2001, attaque chimique à Paris en 2002, tour Eiffel et cathédrale Notre-Dame de Paris en 2010). Deux projets imputables à des vétérans du front syrien ont en outre déjà été déjoués : une attaque en Grande-Bretagne à l’automne dernier, de type Bombay en 2008, et l’amorce de préparatifs en lien avec la cellule dite de « Cannes-Torcy » en France.

Face à cette menace, nous disposons depuis 1996 d’un instrument préventif, clé de voûte du dispositif de lutte contre le terrorisme, l’association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte terroriste, qui réprime le simple projet criminel, matérialisé par des actes préparatoires. Il s’agissait alors de s’armer contre des groupes, des réseaux et des filières, « au lieu de se concentrer sur des individus ou des actes isolés » selon le gouvernement.

Efficace dans sa logique initiale (13 filières d’acheminement démantelées entre 2002 et 2012), cet outil se révèle toutefois inadapté pour empêcher le départ de Français ou neutraliser les velléités d’actes individuels, l’association de malfaiteurs n’étant caractérisée que s’il existe un minimum de contacts avec des tiers. À moins d’établir l’existence d’une infraction terroriste ou d’une association de malfaiteurs, la justice sera donc démunie pour neutraliser préventivement les individus « déconnectés » agissant hors de toute structure, alors même que leur intention terroriste serait avérée. En l’absence de cadre juridique, les services régaliens assurent la détection et la surveillance des agissements individuels. Sans intervention judiciaire, la France n’est pas à l’abri de critiques sur le respect des libertés fondamentales et se trouve confrontée aux limites des moyens propres à ces services, comme on a pu le constater avec l’affaire Merah.

La mutation de la menace a pourtant été prise en compte par d’autres pays. Depuis 2006, la Grande-Bretagne peut poursuivre les actes préparatoires à un projet terroriste conçu par un acteur isolé ; et les membres du Forum global de lutte contre le terrorisme, dont la France, ont adopté en 2012 le « Mémorandum de Rabat » préconisant leur criminalisation.

Le conflit syrien doit nous inciter à combler cette lacune du droit pour répondre aux conséquences actuelles et futures de l’engagement de djihadistes français. Une nouvelle infraction pourrait viser la préparation d’un acte terroriste objectivée par plusieurs faits matériels, tels que la consultation habituelle de sites Internet de propagande, l’acquisition de composants ou de produits explosifs, le repérage de cibles, l’entraînement militaire et les mouvements financiers suspects.

Ce nouvel outil judiciaire de neutralisation précoce renforcerait efficacement le plan de lutte contre les filières djihadistes présenté par le gouvernement le 23 avril. De même, la création d’un délit-obstacle d’interdiction de combattre à l’étranger sans autorisation pourrait marquer notre détermination à éradiquer le phénomène djihadiste, en Syrie comme ailleurs dans le monde.

Au-delà de ces mesures, nous devrons enfin répondre à l’accroissement des dynamiques de radicalisation. Les grands pays européens ont mis en place des initiatives locales de prévention de la radicalisation, mais la France est en retard. Outre la lutte contre le fondamentalisme religieux, notamment sur Internet, ces programmes associent campagnes d’information et de sensibilisation, indicateurs locaux de radicalisation et accompagnement ciblé des sujets à risques. Une mobilisation de tous les acteurs régaliens, associatifs, éducatifs et sociaux devenue nécessaire contre ce fléau.

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* Respectivement juge d’instruction au pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris, consultant international, spécialiste du terrorisme et avocat au barreau de Paris.

Le Figaro, 25 avril 2014

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